Ceux qui ont lu le livre de Jean Philippe Huelin (Recherche le peuple désespérément), ou assisté à la conférence qu’il a donnée pour GPS, sont familiers du concept
de « péri-urbanité ». Rappelons néanmoins brièvement qu’il y défend que les « villes-centres » regroupent les activités du virtuel, de la finance et des métiers
intellectuels ; que, corrélativement, elles sont habitées par la « bourgeoisie traditionnelle », par les « bourgeois-bohêmes », par les « intellectuels
précaires » c’est-à-dire ceux qui exercent en CDD, temps partiel ou intérim ces métiers, « et … les exclus ». Le reste de la population, les employés et ouvriers, est repoussé non
pas en banlieue, mais en péri-urbanité ou ruralité. Sur le fondement de cette conceptualisation, quelle réflexion peut-on mener pour Sarreguemines ?
Observons d’abord que notre cité n’est pas, elle en est loin et n’en prend pas le chemin au contraire, une ville-centre. Toutefois elle correspond
assez, si l’on y regarde de près et toutes proportions gardées, au regroupement d’activités décrit par Jean Philippe Huelin. Quant à la composition de ses habitants, il faudrait approfondir, mais
on ne se trompera guère, je crois, en posant qu’elle est constituée, pour l’essentiel, de bourgeois traditionnels et … d’exclus ; qu’elle comporte assez peu de bourgeois-bohêmes et sans
doute beaucoup de précaires – pas seulement intellectuels. Au surplus, peut-être parce qu’elle est petite, de relative faible étendue, elle présente deux particularités liées.
En France, le terme de « banlieue » est devenu synonyme de « ghetto », c’est-à-dire de cité fermée sur elle-même regroupant des communautés
elles-mêmes plus ou moins marginalisées. Dans notre ville, la « ghettoïsation » est moins marquée, ou bien elle est revêt des formes différentes. D’une part, les quartiers qui, en
d’autres lieux, pourraient apparaître comme l’image fidèle de la banlieue, sont ici intégrés dans la ville : ils sont proches du centre et aucun obstacle physique (le périphérique à Paris
par exemple) ne les sépare, qui en altérerait les échanges, les déplacements, entre eux et lui, ou l’inverse. D’autre part, les populations y restent relativement mélangées, non pas par mélange
de « communautés marginalisées », mais parce qu’y vivent encore nombre d’autochtones, ce qui a pour effet de ne pas trop dilapider le « capital d’autochtonie »
̶ concept à manier avec prudence. Par contre, on trouve dans ces quartiers les exclus puisque l’on est en ville ; les employés et ouvriers, les inactifs et chômeurs, les
retraités de ces métiers, qui, entre tous, représentent environ 75 % du total – j’extrapole les chiffres donnés par la sociologie d’autres villes comparables (source : Laurent Mucchieli,
sociologue, directeur de recherches au CNRS). Quant à l’habitat, autre point commun, il est constitué le plus souvent de ces immeubles uniformes, sans âme architecturale, hérités d’un passé dont
il faut gérer les erreurs – comme nos héritiers géreront les nôtres à deux différences de taille : beaucoup de quartiers périphériques ont été construits dans les années 50-60 c’est-à-dire à
la suite d’une crise passée, la guerre, et d’un crise présente, celle du logement ; lorsque ces quartiers ont été bâtis, leur avenir était inimaginable et donc « l’on ne savait
pas », tandis qu’aujourd’hui l’on sait, parce que l’on a appris à savoir, même si nos modélisations ne sont pas toujours parfaitement exactes. À cela s’ajoute, je reviens à notre ville, un
habitat du centre « historique » fréquemment vétuste mais qui reste cher tant à l’achat qu’à la location, ce qui crée un rapport qualité prix disproportionné pour ne pas dire irréel –
et scandaleux pour les faibles revenus, les exclus, qui n’ont pas d’autre choix.
Le second aspect du « particularisme lié », c’est que Sarreguemines connaît, si l’on peut dire, une « double péri-urbanité », l’une
traditionnelle qui transforme les communes avoisinantes en lotissements dortoirs et engendre les va-et-vient automobiles que l’on sait – avec leurs dommages environnementaux et économiques ;
l’autre, apparemment contradictoire dans les termes, « intra-muros ». En effet, Sarreguemines offre encore des possibilités de lotissement – la source finira toutefois nécessairement
par se tarir. C’est cher, mais faisable, la proximité de l’Allemagne facilitant le succès de cette offre – et le maintien des prix. Le dernier lotissement qui a vu le jour est tout à fait
représentatif d’une conception erronée et dépassée de ce type d’habitat : il n’y a rien, pas d’espace au sens de l’agora, pas d’animation ou de possibilité de convivialité. Ironie de
l’irréflexion, il est de forme circulaire et de ce fait n’est pas sans rappeler le bourg du Moyen Âge qui s’enroulait autour du château du seigneur et qui vivait « involuté » sur
lui-même, à cette différence près qu’il avait de quoi vivre en quasi-autarcie. Les lotissements sarregueminois sont à cette image : fermés au lieu d’être intégrés à la ville tout en étant
dans la ville, espace que l’on contourne au lieu d’être ouvert. C’est en quelque sorte une péri-urbanité insérée dans la ville ou à ses abords immédiats. Comme n’y existe que
« sa » maison il faut aller chercher le reste ailleurs de sorte qu’après que l’on a acquis ce dont on avait besoin l’on reste chez soi, dans sa cellule. Les distances sont certes moins
importantes que dans les villes-centres, mais il reste que « la mobilité y est subie ». Dans de telles conditions la ville perd peu à peu sa dynamique. Et ce ne sont pas nos nouveaux
concitoyens venus d’Allemagne qui pourraient à eux seuls redresser la situation : ils restent très minoritaires – le flux même se ralentit compte tenu d’une fiscalité moins
intéressante ; ils travaillent en Allemagne, y ont gardé nombre de leurs habitudes et sont pénalisés par la barrière linguistique. Enfin, si l’on doit ajouter à cela cette « France
souvent de petits propriétaires endettés par l’achat de leur pavillon », l’on voit que le repliement organisé peut s’aggraver pour certains en isolement puis en « relégation
sociale » : aucune structure solidaire n’est susceptible, sur place, de contrarier cette dérive. Au contraire, l’organisation même du site la potentialise. La péri-urbanité, dans ses
deux acceptions, génère un affaiblissement du lien social, de la civilité, de la solidarité.
Or la réflexion relative à l’habitat établit une constante qui ne devrait pas surprendre : partant du concept d’ « abri », elle va du
« nid » (Bachelard) au « foyer » (Heidegger) qui, tous deux, recouvrent un double mouvement vers l’intérieur et l’extérieur (le foyer par son étymologie, focus, le feu qui
réchauffe dedans et dehors) ; tous deux marquent une relation aussi forte vers l’extérieur, la société, que vers l’intérieur, le lieu de repos et d’intimité. En revanche, ce qui
surprend ̶ modérément, c’est que notre époque ait fini par abandonner le « tourné vers », puis par le traduire dans son mode d’habitat : elle a amputé le concept
d’habitat d’une part fondamentale, quasi-vitale, de lui-même.
« Densifier la ville, éradiquer » le système « pavillonnaire et son cortège de déplacements automobiles » serait devenu « le leitmotiv des
urbanistes et des élus » écrit, un peu rapidement à mon gré, Grégoire Allix dans un article du Monde. Les urbanistes vont déjà au-delà ; nous connaissons des élus qui n’imaginent même
pas que ce genre de débat puisse être engagé ; la densification dépend étroitement de l’existant ; il faut enfin tenir compte du souhait prévalent des individus de posséder une maison
plutôt qu’un appartement. D’où la nécessité de trouver des « compromis urbains », comme l’exprime François Asher (grand prix de l’urbanisme 2009). Il s’agit de « faire vivre
ensemble la ville centre », les aires périurbaines, suburbaines et rurbaines, ainsi que « la ville des exclus, des assignés à résidence ». L’enjeu : « fabriquer une ville
qui puisse satisfaire » les besoins de tout le monde « de manière équitable » en introduisant « partout de l’urbanité, des espaces publics, des services, des transports
collectifs » efficients (François Asher) afin d’en finir, au moins sur le plan de l’habitat, avec ce qu’il fait perdre, dans sa structure, à « une société ses liens, son esprit de
voisinage, le sens de la communauté » (Alex Mac Lean). Il faut pour cela
1.
« accroître l’échelle pertinente des villes en termes économiques, sociaux et culturels » (François Asher) : il y a beaucoup à faire à Sarreguemines, immédiatement, en matière
économique et culturelle, lesquelles ont, sui generis aimait à dire Durkheim, une incidence directe sur le social. Cette action vigoureuse peut aussi se penser dans le cadre de
l’intercommunalité, laquelle a tout à y gagner quoi qu’elle en pense peut-être, afin d’améliorer la pertinence d’échelle ;
2.
un compromis urbain « créatif (…) l’élément stratégique » en étant « le positionnement dans les technologies vertes » dans des villes devenant des « lieux
d’expérimentation d’un urbanisme vert », en veillant cependant à ce que l’aspect de la « la durabilité » ne devienne pas « un surcoût pour les plus pauvres » (François Asher).
Pour ce faire, Sarreguemines disposera d’un laboratoire de premier ordre : les friches des Faïenceries. À elle de ne pas manquer l’opportunité. Malheureusement, l’expérience nous incite au
scepticisme ;
3.
engager une action déterminée dans le "centre historique" qui a la chance d’allier une belle architecture de facture classique allemande et le charme désuet, qu’il faut savoir reconnaître, des
petites maisons provinciales. Cette architecture ne doit plus être dénaturée. À cet égard, rappelons qu’avec un peu d’imagination et de savoir-faire, les architectes sont là pour ça, l’on peut
parfaitement marier le contemporain avec le classique. Les réhabilitations doivent être encouragées, dans le cadre architectural qui vient d’être indiqué, en faisant en sorte que les différentes
catégories sociales restent représentées. Dit autrement : la remise en valeur du centre ne doit pas bénéficier aux seuls intérêts privés qui transformeraient l’opération en ce que Jean
Philippe Huelin qualifie de « gentrification », à savoir repeuplement des centres par les plus aisés après que l’ancien inadapté et vétuste a été transformé en résidences de
luxe.
Dans cette réflexion, nous sommes fidèles à une logique et à une conviction constantes : les grands chantiers, à quelque niveau que l’on se situe, ne peuvent
être abordés que globalement, en tenant compte de toutes leurs composantes. Pas d’urbanisme, comme nous l’avons vu, sans économie, social et culture. L’économie : revivifier la ville en y
réintroduisant l’entreprise, notamment « intellectuelle » (parce que non polluante), que pour l’heure l’on exile en périphérie, avec l’utilisation automobile que cela suppose ; et
non sans penser une articulation cohérente entre les zones commerciales et le centre. Le social : densifier le "centre historique" selon le 3 ci-dessus c’est-à-dire en préservant la
multiplicité sociale et démographique, ainsi que par une politique active vis-à-vis des jeunes qui doivent retrouver leur cité comme lieu de vie. La culture qui procède tout autant de la
revivification (animer la ville) que de la densification (faire revenir la population dans « sa » ville) : nous nous sommes abondamment exprimés sur cet aspect au point que nous
avons fini par nous demander si nos interlocuteurs savent ce qu’est la culture. C’est selon ce schéma que nous aurions abordé l’aménagement de l’ancien hôpital et du centre gare-ancienne halle
Sernam, non par les raccords de bouts de ficelles qui semblent de mise. Ce qui implique que nos logiques et conviction sont devenues nécessité. Sarreguemines perd peu à peu sa substance.
Plus le temps passe, plus il sera difficile et long, coûteux sans doute aussi, de redresser la situation de la ville, sans garantie de succès ; et plus il sera indispensable d’en passer par
cette approche multipolaire.