Cumul des mandats, éloge du hara-kiri - LE MONDE | 02.07.2013 à 09h36
Le hara-kiri, assure le dictionnaire Robert, est "un mode de suicide particulièrement honorable, au Japon". C'est, très exactement, le geste auquel sont invités les députés, puisqu'ils examinent, à partir du 3 juillet, les projets de loi interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de parlementaire, national ou européen. Le moins qu'on puisse dire est que bon nombre d'entre eux y vont à reculons.
Et pour cause : 468 députés sur 577 (81 %) sont en situation de cumul et, parmi eux, 336 (58 %) exercent des fonctions de maire ou d'adjoint, président ou vice-président de conseils généraux ou régionaux, etc. Le tour des sénateurs viendra, à l'automne ; 264 d'entre eux sur 348 exercent un ou des mandats locaux, dont 211 des fonctions exécutives. Bref, le gouvernement demande à des assemblées de cumuleurs – inutile de céder au poujadiste "cumulards" – de renoncer à cet attribut de leur pouvoir.
C'est, en effet, l'un des traits les plus caractéristiques de notre anthropologie politique. Marginal ou minoritaire dans les autres démocraties européennes (un quart en Allemagne, une poignée au Royaume-Uni), le cumul de mandats nationaux et locaux s'est généralisé depuis une bonne trentaine d'années. L'argumentaire de ses partisans et pratiquants est parfaitement rodé. Sans responsabilités locales, assurent-ils, ils perdraient le contact avec le "terrain" et la perception directe des attentes des citoyens. Carrières locale et nationale sont, à leurs yeux, utilement complémentaires. Plus encore quand, sénateurs, ils sont membres d'une Assemblée qui assure, selon la Constitution, "la représentation des collectivités territoriales de la République". Mieux, plaident-ils : avoir un pied au Parlement et ses entrées dans les ministères est le plus sûr moyen de bien défendre les intérêts de sa circonscription.
En outre, ajoutent-ils, les enquêtes d'opinion selon lesquelles les Français seraient en majorité hostiles au cumul des mandats sont démenties par les électeurs : ceux-ci accordent, bien souvent, une prime à leur "député-maire"
ou à leur sénateur - président de conseil général, notable local connu et reconnu. Enfin, s'ils ne s'en vantent pas, beaucoup des élus tout-terrain admettent qu'un mandat exécutif local améliore sensiblement leurs moyens d'action : non seulement en termes d'intendance, mais aussi d'indemnités, même si le mécanisme d'"écrêtement" plafonne depuis vingt ans le revenu de base des cumuleurs à 1,5 fois leur indemnité parlementaire.
Pourtant, ce plaidoyer pro domo ne résiste pas à l'analyse. Si l'exercice de fonctions exécutives locales – sachant que la détention d'un simple mandat municipal, départemental ou régional reste autorisé par le projet du gouvernement – était indispensable pour rester proche du "terrain", on se demande bien comment pourraient survivre les quelque 20 % de parlementaires qui n'exercent qu'un mandat national. Chacun sait que le mode de scrutin législatif, majoritaire et uninominal, impose à tout député qui souhaite être réélu de s'occuper activement de sa circonscription et de rester proche de ses électeurs.
LE PARLEMENT AFFAIBLI
En outre, le cumul des mandats est le symptôme cruel de l'affaiblissement du rôle du Parlement sous la Ve République. Pis, il contribue à l'accentuer : pour bon nombre d'élus, le vrai pouvoir est local, et le mandat parlementaire – symbolique, voire honorifique – est d'abord destiné à sédimenter une carrière et à consolider un fief. En plaçant peu ou prou le mandat parlementaire au service de la fonction locale, le cumul est ainsi une source constante de conflit entre l'intérêt national, que députés et sénateurs sont censés servir, et leurs intérêts locaux. D'innombrables débats en témoignent, à commencer par ceux touchant aux pouvoirs des collectivités locales.
L'affaiblissement du Parlement est d'autant plus profond que le cumul est l'une des causes du désinvestissement et de l'absentéisme parlementaires, sur lesquels beaucoup versent des larmes de crocodile. L'enquête minutieuse menée par Laurent Bach et publiée en 2012 par le Centre pour la recherche économique et ses applications le démontre : dans la plupart des domaines de l'activité parlementaire (interventions en séance, présence aux réunions des commissions, rapports, missions d'information...), les "simples députés" sont beaucoup plus actifs que leurs collègues cumuleurs. C'est d'ailleurs inévitable : la décentralisation a fait des exécutifs locaux des activités à temps plein, difficilement conciliables avec un exercice approfondi du mandat parlementaire.
Enfin, et c'est l'essentiel, le cumul des mandats concentre entre trop peu de mains un trop grand nombre de responsabilités, reconduisant à l'identique un système de plus en plus verrouillé. Ce faisant, il entrave le renouvellement du personnel et de la vie politiques. Ainsi, malgré l'inscription du principe de la parité dans la Constitution depuis plus de dix ans, quatre parlementaires sur cinq restent des hommes. De même, la moyenne d'âge des députés français est l'une des plus élevées d'Europe. Quant à la diversité – sociale ou d'origine – de nos parlementaires, elle est aussi étroite que figée.
A supposer que les parlementaires français fassent passer la vitalité démocratique du pays avant leurs intérêts particuliers, ils se devraient d'approuver largement la réforme – cet honorable hara-kiri, à l'horizon prudent de 2017 – qui leur est proposée. On peut craindre qu'il n'en soit rien, notamment au Sénat. Mais il ne faudrait pas qu'ils viennent, ensuite, se lamenter sur le discrédit dont ils sont l'objet.
Gérard Courtois