LE MONDE | 04.06.2012 à 14h25 • Mis à jour le 04.06.2012 à 14h25
Par Laurent Chalard, géographe, coauteur de "Géographie urbaine de l'exclusion" (L'Harmattan, 2011)
Ainsi l'un des principaux enjeux des élections législatives des 10 et 17 juin est de savoir si le Front national va réussir, grâce aux triangulaires, à obtenir un ou plusieurs sièges de député à l'Assemblée nationale, ce qui constituerait une première depuis 1997. La candidate et présidente du parti d'extrême droite, Marine Le Pen, est arrivée en tête au premier tour de l'élection présidentielle dans vingt-trois circonscriptions. Elle peut légitimement espérer que sa formation politique fasse son entrée à la représentation nationale. Quelles sont donc, selon leur profil, les circonscriptions les plus susceptibles d'exaucer ses voeux ?
Suivant une analyse géographique, il est possible de distinguer trois types de territoire, qui répondent à des logiques très différenciées, témoignant du profil multiforme de l'électorat frontiste, a contrario des analyses, à notre avis, réductrices de certains chercheurs qui associent ce vote à un seul aspect : le périurbain enfermé dans son pavillon (Jacques Lévy), l'exclu de la mondialisation (Christophe Guilly), ou le "gaucho-lepéniste" (Pascal Perrineau). En fait, ces modèles d'explication ne sauraient tout expliquer à eux seuls.
Le premier type correspond au bastion désormais traditionnel du Sud-Est, identifié depuis les années 1980, c'est-à-dire neuf circonscriptions du littoral méditerranéen, qui se caractérisent par la conjonction de plusieurs facteurs favorisant le vote Front national. La présence d'une population pied-noir importante et engagée politiquement dans un contexte de fortes inégalités sociales et d'une insécurité réelle assure un fonds électoral important à l'extrême droite.
Ces circonscriptions, dont certaines sont bien connues du grand public, se situent dans les Bouches-du-Rhône : Vitrolles/Marignane, Arles et Istres/Martigues ; dans le Vaucluse : Carpentras et Bollène/Orange ; dans le Gard : Beaucaire/Vauvert ; dans l'Hérault : Béziers, et dans les Pyrénées-Orientales : Perpignan-Nord. Ce Midi "bleu Marine", ne le fut pas toujours, puisqu'il s'oppose au Midi rouge historique. La commune de Malemort-du-Comtat, ville natale du félibre rouge Félix Gras, auteur du roman Les Rouges du Midi (Anthema, 2011), en constitue un bon exemple, ayant voté à 28,25 % pour le Front national.
Le deuxième type de circonscription où Marine Le Pen a devancé tous les autres candidats au premier tour de l'élection présidentielle s'inscrit dans ce que nous proposons d'appeler "la France du sous-sol", qui apparaît comme un nouveau bastion extrémiste, avec un nombre de circonscriptions plus important que le précédent, soit onze. Ce sont des territoires, essentiellement du nord-est du pays, qui ont subi de plein fouet le processus de désindustrialisation, amplifié par la mono-activité, se traduisant par un vote antisystème pour l'extrême droite, mais aussi pour Jean-Luc Mélenchon.
Sans surprise, il s'agit d'abord de plusieurs circonscriptions d'anciens bassins miniers : Hénin-Beaumont et Anzin dans la région Nord - Pas-de-Calais, Forbach et Saint-Avold en Moselle, Alès dans le Gard. La présence de la circonscription d'Anzin dans le département du Nord, berceau de la révolution industrielle française, ayant inspiré Germinal à Emile Zola, constitue tout un symbole.
A Fresnes-sur-Escaut, où le premier puits de mine a été inauguré en 1720 par l'ingénieur Jacques Mathieu, Marine Le Pen a remporté 35,4 % des suffrages ! Les autres circonscriptions concernées correspondent à des territoires ruraux de tradition industrielle centrée autour d'une ville moyenne : Bar-le-Duc, Saint-Dié, Sarreguemines et Lunéville en Lorraine ; Hirson et Beauvais en Picardie ; Saint-Dizier en Champagne-Ardenne, dont l'agglomération connaît le plus fort déclin démographique récent en France.
Le troisième type de circonscription accordant prioritairement ses suffrages au FN relève de l'"espace périurbain subi". Ce sont des territoires de morphologie rurale en croissance démographique situés à la périphérie des villes qui accueillent des populations aux moyens financiers limités, ayant quitté les quartiers difficiles pour accéder au rêve de l'habitat individuel.
Ce dernier se transforme rapidement en désillusion du fait de son coût monétaire et humain, à l'origine d'un vote extrémiste. L'espace périurbain subi est moins apparent que les deux précédents, ne concernant que trois circonscriptions, conséquence du découpage artificiel des territoires d'élection des députés, sans aucune logique géographique (ce sont des espaces urbains et ruraux), ce qui noie le phénomène.
Les deux premières circonscriptions concernées se présentent comme des territoires périurbains subis de Paris du fait de leur éloignement, au-delà des limites franciliennes : la deuxième de l'Oise (Chaumont-en-Vexin/Noailles), le long de l'autoroute A16, et la cinquième de l'Aisne (Château-Thierry/Villers-Cotterêts), entre la route nationale N2 et l'autoroute A4. Par exemple, à Sainte-Geneviève dans l'Oise, Marine Le Pen a récolté 31,68 % des voix. La deuxième circonscription de Haute-Saône (Héricourt/Lure) s'inscrit aussi partiellement dans cette logique, incluant des territoires périurbains des métropoles des départements voisins : Besançon et Belfort/Montbéliard.
En définitive, existe-t-il un profil de territoire où le FN a le plus de chance de l'emporter ? Etant donné nos connaissances, le bastion traditionnel du Midi semble par son profil sociologique le plus susceptible de donner un député frontiste, dans un contexte local où une partie de la droite traditionnelle tient un discours très proche de celui de l'extrême droite.
Dans ces territoires, la gauche n'apparaît pas comme le maître du jeu et pourrait bien être spectateur d'alliances droite-extrême droite. A contrario, dans les anciens bassins industriels, comme Hénin-Beaumont, une forte mobilisation de la gauche devrait empêcher le FN d'obtenir un poste de député, si elle ne se divise pas.
Dans les territoires du même type, mais plus ruraux, l'existence de députés traditionnels (de gauche comme de droite), bien implantés localement, devrait produire le même résultat. La grande inconnue de l'équation reste l'espace périurbain subi, qui pourrait, éventuellement, nous réserver des surprises.
Les résultats des élections législatives nous donneront une information importante concernant la "normalisation" ou non du parti de Marine Le Pen dans le paysage politique français. Si elle n'obtient aucun député, ce serait une victoire retentissante pour la gauche et la démocratie.
Laurent Chalard est rattaché au European Centre For International Affairs, un think tank qui étudie la géopolitique de l'Europe.