Le sarkozysme, on le sait maintenant, se caractérise essentiellement par un réformisme évènementiel – motivé par des considérations politiciennes ̶ et par des partis-pris idéologiques fermés – précisément parce qu’idéologiques. Cela le conduit à promulguer des lois d’opportunité, ou de circonstance, au mépris de ce qu’est fondamentalement la loi ; à s’accrocher à des décisions prises, ou à prendre, sous l’empire de principes dont l’histoire récente a démontré l’inanité et la nocivité. La cuisante défaite des dernières régionales, loin de calmer ses ardeurs, a eu pour effet majeur, de sa part, un retour à ses « fondamentaux ». Comprendre : à droite toute, sécurité toute.
L’on en revient ainsi progressivement – ou brutalement selon les enjeux ̶ aux mauvaises habitudes prises depuis 2002, que d’aucuns décrivent en substance comme « on légifère, on réfléchit après », formule que personnellement je récuse : le sarkozysme ne réfléchit pas. Dans cet ordre d’idée, la question du voile intégral, burka ou niqab, semble exemplaire d’un opportunisme qui, rappelons-le, mène la droite non pas à défendre ses idées ou idéaux – c’est à se demander si elle en a encore ̶ mais à être à la remorque d’une opinion façonnée par l’information du scoop, de l’émoi – pour ne pas dire du sensationnel, bref tout ce qui, non sans arrière-pensée droitière, fait vendre ou monter l’audimat et qui est à l’information ce que la tomate bien ronde-lisse-rouge ou la fraise d’Espagne des hypermarchés sont à la saveur gastronomique.
Je vais donc sur ce sujet vestimentaire venu du Moyen Orient, en toile de fond duquel se dessine aussi le sécuritaire, essayer d’apporter quelques éléments, somme toute assez basiques, susceptibles de balancer, sans toutefois prendre partie, le discours ambiant très univoque. Étant précisé que j’aurais apprécié que la gauche menât cette réflexion.
Cela a été dit : le voile intégral désigne. Il montre du doigt des catégories qui n’ont pas besoin de l’être car, dans notre société policée de l’image, de l’apparence donc de l’exclusion, elles sont défavorisées donc déjà désignées. Plutôt que de se servir de cette question pour satisfaire des intérêts de parti, par nature contraires à l’intérêt général sauf coïncidence extraordinaire ; plutôt que d’en revenir, au niveau de l’État – ce qui est particulièrement choquant ̶ et non plus de quelque groupuscule extrémiste – c’est à l’État que le sarkozysme confie cette fonction extrême, l’on serait mieux inspiré d’aborder le problème de manière intelligente et humaine. Mais l’humanité fait trop souvent défaut au sarkozysme : les dérives quotidiennes de forces de l’ordre et de Préfets zélés le rappellent douloureusement. Et honteusement.
La désignation a un autre effet pervers. L’information, telle qu’elle est permise par les moyens modernes, telle qu’elle est utilisée et conçue par les détenteurs de ces instruments, est devenue une caisse de résonnance pour le moins ambiguë. C’est cette information, et son traitement, qui a littéralement permis de « créer » le fantasme de l’insécurité ; cette information qui, par suite, se transforme en spot publicitaire pour les phénomènes intéressant une opinion conditionnée mais aussi, par antithèse, en force de suggestion pour ceux qui sont en butte à l’opinion ou qui, exclus, la dénient. C’est ainsi que telles transgression ou agression, quelles que soient leur nature, peuvent prendre valeur d’exemple : le caillassage de Tremblay trouve des émules à Aulnay et le voile intégral, parce qu’il gêne une société qui exclut, y provoque un malaise, peut attirer, à la fois par défi et révolte silencieux, de nouvelles adeptes. Montrer, dans ce cas, c’est appeler.
D’autre part, qu’on le veuille ou non, nous avons là les séquelles de notre colonialisme. On ne peut effacer l’histoire de notre pays. Est-elle si honteuse que l’on n’ose en tirer les leçons logiques ? Curieux paradoxe de cette droite qui, pour une bonne part, a tendance à vanter cette époque – ou qui lui trouve force excuses et bienfaits ̶ mais qui se refuse à en assumer les conséquences. Le colonialisme a donc fait venir en France des colonisés, pendant la colonisation, main d’œuvre ou chair à canon dont elle se servit abondamment et sans scrupule ; elle les a fait venir "après" également. Ces colonisés et post-colonisés ont été tellement mal traités, parfois maltraités, qu’ils en sont là où on voit – qui en constitue pourtant la troisième génération : c’est dire que la durée prend ici une autre dimension. Ces hommes et femmes sont venus avec leur culture qu’un siècle ou plus de colonialisme n’a pas réussi à éradiquer, tout au contraire : plus on est mal traité, plus on cherche dans ses racines, c’est-à-dire dans sa culture, le réconfort et l’équilibre moraux. Ne pas être vu, dans une société qui mal traite, peut avoir son intérêt : c’est une forme de refuge, de retrait ou de fuite. À la limite, pour une femme très pieuse, on pourrait y voir la cellule de la nonne : ayons garde à cet égard d’oublier qu’il y a un petit demi-siècle, c’était hier pour ceux de ma génération, on n’apercevait des religieuses que le visage et les mains, le reste étant soigneusement drapé. Par conséquent le voile intégral est aussi un phénomène culturel. Que cet aspect spécifique de la culture nous soit étranger, que sous cet aspect-là il nous choque et nous gêne, ne change rien à l’affaire : il faudra peut-être trois autres générations pour qu’il s’étiole complètement.
Culture étrangère à notre sensibilité enfin. En sommes-nous certains ? Le voile intégral est un effacement de la femme qui est bien dans la tradition de sa culture d’origine, violemment patriarcale. La femme est réduite à un drap, comme les fantômes des bandes dessinées des années 50. Or la société française, c’est-à-dire nous-mêmes, est-elle tout à fait au clair avec sa position interne de la femme ? Avons-nous vraiment, authentiquement, fait de la femme l’égale de l’homme ? Avant de donner des leçons, il faut être soi-même irréprochable. Certes, nos efforts tendent vers l’égalité, mais n’est-ce pas comme une courbe mathématique tend vers l’infini, sans jamais le rencontrer ? Cela fait plusieurs décennies que nous sommes dessus ! Mais au moins nos efforts tendent-ils tandis que le voile intégral fige – ou semble figer. Il y a là un paradoxe inverse. Le voile intégral désigne la femme et la femme qui le porte est cachée – soit par son mari dans la plus "pure" tradition, soit qu’elle-même se cache. Or en se cachant, la femme se désigne elle-même, c’est-à-dire se montre. Ne pourrait-on pas alors se demander ce que cette femme veut nous dire dans cette offre qu’elle cache ? Le phénomène psychologique est classique, bien connu, révèle un et relève du mal-être, par conséquent du mal-vivre. Si, au lieu de stigmatiser, l’on essayait de comprendre et de remédier, la moitié du problème du voile serait statistiquement résolue. En outre, je pense que, dans le même temps, l’on résoudrait bien d’autres difficultés liées au post-colonialisme, à l’immigration et à l’exclusion.